Olivier Py : « La culture ne crée pas uniquement de la valeur symbolique »

    Olivier Py

    Entretien avec Olivier Py, dramaturge et directeur du Festival d’Avignon

    Au-delà du tableau très sombre d’une « Allemagne année zéro » qu’il dépeint, votre opéra Siegfried, Nocturne, qui sera joué le 9 novembre au Grand Théâtre d’Angers, peut-il aussi résonner avec la dégradation du champ d’expression des idées politiques qu’on observe actuellement en France ?
    C’est une méditation sur le destin de l’Allemagne, tout simplement. C’est une histoire qu’on connait très bien ou, en tout cas, c’est l’impression que cela me donne. L’histoire de ce qu’on appelle l’« Allemagne année zéro » même si aujourd’hui certains allemands considèrent que cette Allemagne année zéro n’a jamais existé. Mais c’est une autre question. En tout cas, le décor de cet opéra n’est pas une petite histoire, c’est la grande. Celle de l’effondrement de l’Allemagne nazie dans lequel mon personnage, qui est un personnage échappé des pièces de Wagner, se demande tout simplement comment cela a commencé. Est-ce que cela fait écho à ce que nous vivons aujourd’hui, cette montée du nationalisme partout en Europe et quelquefois plus qu’une montée, avec son accession au pouvoir en Hongrie, en Pologne, en Italie et en un sens aussi en Angleterre et dans bien d’autres pays ? Évidemment. Je crois que la force du fascisme et du totalitarisme est toujours de nous faire croire qu’au début, ce n’est pas exactement ça. Que c’est autre chose, que ça a changé, que ça a un visage humain. Qu’il ne s’agit pas de ce qui a défiguré l’Histoire. On finit par se rendre compte que c’était bien de cela qu’il s’agissait. Mais c’est alors trop tard.  

    Pourquoi vous interrogez-vous d’ailleurs à travers cet opéra sur la responsabilité de la culture et de l’art allemands, pourtant alors à leur apogée, dans la catastrophe nazie ?
    C’est une question philosophique. La première question, c’est d’abord : « Comment cette chose-là a pu arriver ? ». La deuxième c’est : « Comment a-t-elle pu arriver dans un pays qui avait mis si haut la culture et l’éducation ? ». L’Allemagne était le pays d’Europe avec le système culturel et éducationnel le plus extraordinaire que l’Histoire ait connu. Et pourtant, c’est là que nous avons dérapé vers la perte de toute humanité. Cela peut paraître étrange ce que je vais dire mais cette question est propre à ma génération, qui est pourtant née 30 ans après la guerre. Elle a été très importante dans mes premières humanités. J’ai notamment rencontré George Steiner [critique littéraire et philosophe décédé en février 2020, NDLR] qui l’a beaucoup posée, comme personne d’autre. J’ai commencé à la penser comme une question de mon époque, pas comme une question de 1945 après les conversations que j’ai pu avoir avec Steiner.

    Sur la place de la culture, les intermittents du spectacle utilisent le slogan « Vous trouvez que la culture coûte cher ? Essayez l’ignorance » : qu’est ce que cela vous évoque ?
    C’est vrai qu’il y a beaucoup de gens qui trouvent que la culture coûte cher. Mais sur le plan strictement quantitatif, c’est une plaisanterie, le budget de la Culture n’étant jamais arrivé au 1 %, qui est toujours proclamé mais qui dans les chiffres n’est jamais là. Il y a aussi quelque chose qui me troublera toujours, c’est que la culture ne crée pas uniquement de la valeur symbolique mais aussi de la valeur marchande et économique. Et ce qui est très étrange, c’est que ces valeurs marchandes, ce n’est jamais la culture qui en bénéficie. Les villes, notamment via le tourisme, bénéficient d’un apport en valeur extrêmement important, quelquefois de l’ordre de 1 pour 10 par rapport à l’investissement consenti par les collectivités. Mais cet argent là ne revient jamais à la culture.

    Avez-vous en tête des exemples précis ?
    Lorsque toutes les pizzas vendues au festival d’Avignon donneront un euro aux intermittents, on commencera à comprendre quel est le véritable rapport de force économique. Mais ce sont les mêmes qui vont ensuite trouver que la culture coûte trop cher. Il y a là quelque chose qui n’a pas de logique intellectuelle, qui n’a même pas de logique économique. La logique économique, c’est que notre valeur ajoutée est essentiellement culturelle. Rimbaud écrit une lettre à Ernest Delahaye dans laquelle il dit : « Je n’ai pas les vingt centimes qui me manquent pour t’envoyer un deuxième poème ». La même lettre s’est vendue chez Sotheby’s 72 750 euros. Donc qui crée de la valeur, qu’est ce qui crée de la valeur ? C’est là que réside à mon sens un défaut... de pensée, finalement. Mais même un défaut de pragmatisme en un sens. Sans la valeur ajoutée de la culture, l’économie française s’effondre.

    Concernant le Festival d’Avignon, vous avez rencontré le 12 octobre son personnel, était-ce une rencontre « de routine » ou y avait-il des enjeux plus impérieux à cette réunion ?
    C’est une rencontre que nous effectuons chaque année, que j’avais initiée. J’aime beaucoup vivre ces moments, qui sont des sortes de séminaires avec les salariés pour leur demander leur avis sur tout. C’est très intéressant d’avoir l’avis de la communication sur la technique, de la technique sur la communication, de la billetterie sur l’affiche et vice-versa. Cela permet, très librement, sans aucune hiérarchie de poste, de s’exprimer et quelquefois, de nous donner des idées. Même si pour moi, ce séminaire-là avait une couleur un peu particulière puisque c’était mon dernier. Et qu’on a quand même commencé à parler de la transition, joyeusement d’ailleurs.

    L’heure de votre bilan à Avignon va-t-elle se présenter, justement ?
    J’imagine que mes détracteurs ne vont pas s’en priver, tout de même. Ils ont là une très belle occasion de dire tout le mal qu’ils pensent de moi. Mais ce n’est pas à moi de faire ce bilan. Ce que je souhaite c’est qu’il y en  ait un d’effectué. Je crois, en effet, que le dernier livre sur l’histoire du festival, celui d’Antoine de Baecque, s’est arrêté à peu près à l’année où je suis arrivé. Donc ce serait bien que l’histoire du festival soit continuée. Ce n’est pas du tout un bilan ad hominem qu’il faut faire. Ce qu’il faut, c’est continuer à faire le récit de ce qu’est le festival en tant qu’objet utopique. Et ça, je pense que c’est très important, je l’ai d’ailleurs dit à mon successeur, Tiago Rodrigues, que j’aime beaucoup. Il faudra qu’il prenne en charge à la fois le récit hérité mais aussi le récit du présent, de ce qu’est le festival. Car Avignon n’est pas un marché du spectacle. C’est profondément le contraire d’une Fiac du spectacle. Certains le voudraient. Mais ce n’est pas ça qui est en place, c’est une véritable utopie politique et intellectuelle qui a lieu pendant trois semaines dans une ville décentralisée.

    Propos recueillis par Nicolas Mollé

    En partenariat avec La Lettre du Spectacle n°502

    Légende photo : Olivier Py

    Crédit photo : Eric Deguin