« Le “Masque”, c’est la liberté de ton et ce qui va avec, l’indépendance totale »

    Jérôme Garcin

    Après 35 ans aux commandes d’une émission qui en a désormais 68, Jérôme Garcin a transmis Le “Masque et la Plume” le 31 décembre à Rebecca Manzoni lors d’une spéciale de deux heures.

    Comment vous sentez-vous pour votre dernière ?
    Très mélancolique. Je souhaitais à la fois arrêter avant l’heure pour que l’émission, dont j’ai hérité mais qui n’est pas la mienne, ait de l’avenir avec une femme, plus jeune. Donc je suis ravi. Mais en même temps, ce sont les dernières, jamais les auditeurs n’ont été si nombreux... Je suis partagé entre le bonheur que l’émission continue, et la nostalgie parfaitement légitime après 35 ans.

    L’audience a beaucoup progressé ?
    Maintenant qu’on est triplement diffusé le dimanche (10 h, 20 h et 1 h du matin), ça a pris cet automne une ampleur phénoménale. Le dimanche matin on est à 1,4 million d’auditeurs, le soir, à 800 000. Et il faut ajouter 900 000 podcasts. C’est absolument énorme.

    Qu’avez-vous changé dans cette émission ?
    J’ai toujours voulu respecter les fondamentaux, je n’ai pas changé l’essentiel. En revanche, je lui ai rendu son public, que l’émission avait un peu perdu. J’ai créé le prix des auditeurs en 1990 pour rassembler la communauté des auditeurs. J’ai multiplié, quand France Inter m’en donnait les moyens, les enregistrements en région afin de récréer le mouvement naturel qui pousse les auditeurs à nous écrire. Mais c’est devenu beaucoup trop lourd, techniquement et financièrement.  En 1989, j’ai rajeuni les critiques, tout en gardant les anciens, car la force du “Masque” était de réunir la jeune génération et, en même temps, les maîtres de la profession comme Michel Ciment ou Danièle Heymann.

    Le théâtre a évolué depuis ?
    Si on se parle très crûment, très lucidement, il est clair que, quand j’ai repris l’émission, le théâtre était la discipline la plus demandée. Les spectateurs du studio Charles Trenet intervenaient beaucoup sur les pièces. J’ai vu cette discipline perdre de son aura, année après année, au bénéfice du cinéma. C’est clair et net. La jeune génération a de plus en plus de mal à y aller. Le théâtre privé est de plus en plus cher et la programmation de plus en plus courte. Vous multipliez ça et il y a une relative déshérence du théâtre par rapport au cinéma. Après des “Masques” cinéma, je reçois des centaines de courriels. Après un “Masque” de théâtre, je n’en reçois que quelques-uns. C’est très frappant, car je suis un enfant du théâtre, de voir qu’en 35 ans je l’ai vu perdre de son pouvoir, et le cinéma en gagner. C’est la raison pour laquelle je fais moins de “Masques” théâtre qu’autrefois. Et quand j’en fais, il faut trouver la fenêtre où la pièce est soit en tournée, dans le meilleur des cas, et sinon, quand elle peut être visible. Prenez un théâtre historique comme le Rond-Point : avant les pièces duraient deux, trois mois. Maintenant, c’est trois semaines. Comment voulez-vous envoyer les critiques, en rendre compte et diffuser l’émission dans cette fenêtre ? C’est beaucoup trop court. Et enfin, quand on inscrit, pour les têtes d’affiche, le théâtre privé, les places sont à 80 euros... Donc, c’est sûr, et il ne faut pas se mentir, il y a un problème.

    Qu’est-ce qui caractérise cette émission, au fond ?
    C’est d’abord la liberté de ton, et ce qui va avec : l’indépendance totale. Si l’émission veut continuer à être prescriptrice, et elle l’est énormément, il faut pratiquer la vieille loi : « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ». Il faut même dire du mal d’un « film France Inter ». Être libre, c’est la première chose. La seconde, c’est qu’il faut des émissions en public, et avec ce public. C’est une émission populaire et culturelle, ou culturelle et populaire. Elle ne peut pas se faire en studio fermé. C’est perpétuer cette idée des origines – c’était enregistré dans des théâtres avant de rejoindre la Maison de la radio – que c’est du spectacle vivant aussi, et pas de la critique fermée entre initiés. Je l’ai dit à Rebecca Manzoni, et elle est tout à faire d’accord. C’est prolonger ce qui est l’image de la radio de service public : la culture ajoutée au mot populaire.

    Et le passage de témoin, comment s’est-il fait ?
    Rebecca Manzoni est venue assister à deux enregistrements. On s’est vus deux à trois fois. Le 31 décembre, je lui passerai le témoin, à l’antenne. Quand Pierre Bouteiller m’a filé l’émission, il m’a dit : « Débrouille-toi ! ». Je n’ai pas de conseils à donner à une grande femme de radio si ce n’est de prolonger la légende du “Masque et la Plume”, une émission quasiment patrimoniale. Il faut qu’elle apporte ce que je n’apporte pas, sa voix, celle d’une femme de radio, une femme active, et qu’elle fasse les changements qu’elle pense nécessaires. Le “Masque” de [Pierre] Bouteiller n’était pas celui de [François Régis] Bastide. Il faut respecter les fondamentaux et, dans ce cadre-là, inventer sa propre histoire.

    Propos recueillis par Jérôme Vallette

    En partenariat avec La Lettre du spectacle n°550

    Légende photo : Jérôme Garcin

    Crédit photo : D. R.