La fragile ligne de front de la musique contemporaine

    Lisa Heute

    Le rendez-vous s’annonçait comme une libération, après deux ans de visioconférences et d’interactions restreintes pour les 17 professionnels participant au focus nouvelles musiques du 17 au 20 mars de l’Institut français, à Lyon. Un tel panel international de participants était inimaginable il y encore quelques mois : des prescripteurs culturels d’Italie, du Royaume-Uni, de Suisse, d’Argentine, de Vancouver, de Houston ou de New York se sont pourtant retrouvés pour nouer des contacts, découvrir des artistes français susceptibles d’être programmés au sein de leurs festivals ou lieux de diffusion. Venus des Pays-Bas, Gerco Devroeg, Bas Pauw et Shane Burmania étaient en repérage pour un projet d’échange entre leur pays et la France concernant la danse, le théâtre et la musique.
    Mais globalement, la pression épidémique a réduit de moitié le contingent d’inscrits de rigueur, budgété à 40 000 € au lieu des 50 000 € à 60 000 € habituels, assumés pour moitié par l’Institut français. Kyu Choi du Séoul Performing Arts Festival (SPAF) annulait par exemple sa participation quelques jours auparavant. La non-venue de professionnels russes constituait un autre écho d’un contexte de crise tout aussi préoccupant, celui de la guerre en Ukraine. « Il y a encore trois semaines, nous étions en discussion avec des Russes, relate Mathilde Bézard, chef de projet musique classique et contemporaine à la direction de la création artistique et des industries culturelles de l’Institut français. Mais nous devions nous adapter à la contrainte de la non-homologation du vaccin russe, nous étions en train de mettre en place leur double vaccination. Et la guerre avec l’Ukraine est arrivée... ».

    Bombardement sonore
    Le sujet est omniprésent. Sur les planches, avec les déflagrations sonores apocalyptiques évoquant un bombardement du spectacle Dead trees give no shelter donné aux Subs le soir du 19 mars, sa sombre, fumante façade d’immeuble plantée au milieu de la scène évoquant Marioupol ou même Kiev. « Avoir des professionnels des pays de l’Est dans ce moment particulier est un beau symbole, ce focus constitue un moment assez européen », constate Erol Ok, directeur général délégué de l’Institut français. Les membres de la délégation des pays baltes ou de l’Est restent pourtant sur la réserve. Sur un front en perpétuelle redéfinition, choisir son camp peut s’avérer une question de vie ou de mort. « C’est la survie qui est en jeu », tranche la Lettonne Baiba Kurpniece, membre de l’orchestre symphonique de chambre d’État de Riga, qui précise que l’hymne national ukrainien est désormais diffusé avant chaque concert de son ensemble.
    La Hongroise Katalin György-Dóczy souligne que « l’académie de musique de Budapest accueille des étudiants ukrainiens, c’est beaucoup de travail, on espère que ça ne durera pas et que l’Ukraine saura mettre en concordance ses standards éducatifs avec ceux de l’Union européenne ». La Polonaise Malgorzata Klajn ne s’attendait pas du tout à cette guerre « même si il y a un conflit larvé depuis 2014. L’escalade a été rapide, c’est vraiment terrible, aujourd’hui il y a déjà plus de 300 000 réfugiés en Pologne, on ne sait pas si on y verra plus clair dans un mois ou dans un an et demi », s’interroge-t-elle.

    Doutes
    Des doutes qui apparaissent en miroir des questionnements du secteur. « On sort d’une période déprimante, on vient de passer tellement de temps à faire et à défaire pendant le confinement », rappelle la compositrice et metteuse en scène Maguelone Vidal. Il y a, bien sûr, l’éternelle oscillation entre musique écrite et improvisée, mais surtout la nécessité de trouver un langage commun pour soi et vis-à-vis de l’extérieur qui a mobilisé, parallèlement à Lyon, les rencontres du réseau professionnel Futurs Composés. Contrairement au théâtre, la musique ne fait pas forcément corps avec le verbe. Elle compte pourtant ses propres centres nationaux de la création musicale soutenus par le ministère de la Culture.
    À Lyon, le Grame (Générateur de ressources et d’activités musicales exploratoires) est l’une des huit entités labellisées. La structure fête ses 40 ans avec à sa tête Sebastian Rivas et Anouck Avisse, qui ont fait évoluer le festival Musiques en scène en Biennale des musiques exploratoires (BIM) se déroulant jusqu’au 27 mars et invitant un artiste d’un autre champ artistique. Après l’écrivain Yannick Haenel, l’architecte météorologique Philippe Rahm donne le « la ». « Lyon n’ayant pas une énorme audience pour la musique contemporaine, nous avons décidé de proposer le spectre le plus large possible », expose Sebastian Rivas. Avec une dimension scientifique qui passe par son langage de programmation musicale, Faust, et un département pédagogique travaillant avec les hôpitaux, les handicapés. « Nous allons à la rencontre de nos publics », résume Anouck Avisse.

    Amérique du Nord
    Comme l’Américain David Dove de Nameless Sound, à Houston, dont l’association développe les pratiques d’improvisation et d’accès à la musique auprès d’enfants des écoles publiques, de sans-abris et de réfugiés. Nameless Sound a développé pendant la pandémie « Special Deliveries », un concept inspiré des livraisons à domicile emblématiques des confinements. « Il s’agissait d’une série de concerts hebdomadaires gratuits de 15 minutes donnés dans l’allée de la maison des gens, dans leur jardin, décrit David Dove. Il fallait trouver une solution aux problèmes de diffusion posés par la crise sanitaire. J’estime que cela fait partie de la responsabilité sociale de l’artiste. » Malgré les couacs. « Un médecin par exemple m’a appelé pour m’expliquer que les improvisations vocales d’une chanteuse le mettaient mal à l’aise, poursuit David Dove. On lui a envoyé un violoniste, il était très content. »
    Concernant l’Amérique du Nord, le choc des cultures n’est pas un vain mot. « La France consacre vraiment des moyens importants à sa création, envie le compositeur David Pay de Music on Main à Vancouver, qui évoque non sans amertume les propos du prédécesseur du Premier ministre Justin Trudeau, Stephen Harper, à l’endroit du monde culturel qualifié d’« élite » déconnectée au moment où il coupait dans le budget culturel canadien à hauteur de 45 M$. Pays phare pour sa politique culturelle, la France peut aussi excéder ses voisins européens lorsqu’elle tente d’explorer le potentiel d’improvisation d’instruments folkloriques comme la cornemuse et l’accordéon lors de showcases. En ce sens, avec ses pas de danse dans un clair-obscur ciselé aux prises avec un humus sonorisé qui le rapproche du land-art, le spectacle Devenir imperceptible de Clément Vercelletto présenté aux Subsistances le 18 mars paraît plus universel. La finalité de ces focus étant de devenir des essais transformés. « Des tournées américaines et des temps forts en Europe en 2021 sont nés du focus nouvelles musiques à Strasbourg en 2019 », rappelle Erol Ok.

    Nicolas Mollé

    En partenariat avec La Lettre du spectacle n°512

    Légende photo : Lisa Heute de l’Ensemble Orbis

    Crédit photo : D. R.